On
habitait à quatre blocks du lac...et à deux pas du parc
municipal. Il faisait toujours beau et très chaud. En sortant du
travail au milieu de l’après-midi, Solange descendait downtown
acheter quelques crabes et écrevisses qu’elle venait ensuite
décortiquer, déguster dans ou devant la maison que nous louions rue
du général Haig. Moi, je traversais le City Park
à vélo en prenant le temps de flâner et m’octroyant des détours
à travers les nombreuses allées. Le soir, on sortait au centre et
dans les quartiers chauds de la ville. Il y avait des bars partout
avec de la musique, de la musique, tous les styles de musique. Cette
ville était avant tout une ville aux sonorités multiples avec une
ambiance que je n’ai jamais retrouvée nulle part ailleurs à
travers le monde.
Les
maisons étaient pour la plupart en bois, à un niveau ou parfois
deux, posées sur des parpaings avec un terrain autour : une
allée à l’arrière pour l’accès en voiture aux parkings ou
garages et à l’avant, pas de clôtures, de la pelouse, des
arbres et arbustes (magnolias, azalés, …) avec des fleurs
exubérantes toute l’année. Il faisait bon vivre (« laissez
le bon temps rouler ») et les voisins se saluaient, même
en ville tout le monde se souhaitait une belle journée, une soirée
agréable, bref, c’était non seulement convivial, mais en y
habitant, on avait vite l’impression de vivre dans un grand
village.
Même
si la ville comptait un peu moins de 500 000 habitants, on ne le
sentait pas tant elle était étendue et verdoyante avec ses maisons
individuelles et ses allées boisées. Il fallait bien sûr apporter
de l’ombre sous ce climat tropical, chaud et humide.
Et
puis, comment travailler dans une cité où c’était la fête toute
l’année, où tous les prétextes étaient bons pour se retrouver
à plusieurs, boire, manger et danser dans une sensualité démesurée.
Et la musique : l’âme profonde de cette ville, son essence,
sa raison d’être, sa vitalité. Elle était omniprésente partout.
Elle occupe les bars, les trottoirs et déborde très souvent dans
les rues pour se transformer en des parades improvisées parfois au
milieu de la nuit. Il n’y avait d’ailleurs plus de nuits et de
jours : la fête se déclinait vingt-quatre heures sur
vingt-quatre.
Quand
on habitait là, on ne voulait, ne pouvait plus partir : la vie
y était douce, agréable, conviviale, colorée, chaude… Rien à
voir avec les cités prospères où l’argent est central et où le
look détermine vos relations. Rien de cela ici. Mélange ethnique,
liberté, extravagance, tolérance : tout était possible !
Même
dans le malheur, la fête reprenait le dessus et il a fallu du
courage pour faire revivre ce qui a été rasé en une nuit.
En
cette fin août 2005, un enième ouragan traversa la région, mais
cette fois-ci les digues se sont brisées (on compta jusqu’à
cinquante brèches) et la ville fut engloutie. Longtemps après le
drame, des enquêtes approfondies ont montré combien le génie civil
était responsable en ne construisant pas ces murs de béton dans les
normes de sécurité faisant des économies drastiques sur les
matériaux. Pendant des jours, la population est restée livrée à
elle-même, les services de l’État, les aides ne se mobilisèrent
que plus tard. Le Superdome et le Convention Center
accueillirent des milliers de réfugiés, malades, handicapés,
personnes âgées, mais sans nourriture, sans sanitaires en état,
plus d’électricité, des conditions improvisées. Des corps
flottaient au-dessus de l’eau, les habitants ne pouvaient compter
que sur eux-mêmes mais les solidarités étaient là, dans l’âme
même de la ville. Celles et ceux qui voulaient traverser le pont
vers l’état voisin étaient repoussés par la force policière qui
craignait un envahissement de malfrats et autres délinquants !
Le président survola la ville dans son avion privé au bout de
quelques jours... en guise de compassion. Et quand enfin l’armée
arriva au bout d’une semaine, elle en fit une zône militarisée où
on embarqua les gens sous la menace des armes, dans des camions, en
séparant même les familles pour les déporter dans des camps de
tentes provisoires (qui durèrent plusieurs années) dans les états
voisins. Beaucoup ne revinrent jamais car ils avaient tout perdu et
n’avaient pas de moyens pour reconstruire. D’ailleurs, la suite
montra bien qu’il y avait une sorte de volonté pour finalement
raser la ville et la reconstruire pour en changer la population. Car
à majorité noire et démocrate, cela ne plaisait pas à tout le
monde, alors pourquoi pas reconquérir des territoires et en changer
la sociologie et ...la majorité politique.
Mais
c’était sans compter sur l’amour des habitants pour leur ville,
sans compter sur cette capacité fantastique de la solidarité, de la
volonté incommensurable à vouloir garder l’âme de leur ville,
lui redonner ce qu’elle avait perdu et que certains voulaient
transformer pour en faire une ville comme les autres. La musique,
poumon et coeur de la ville, fit résonner à nouveau ses notes de
joies partagées. Petit à petit la vie reprit, même si tout ne fut
pas reconstruit et qu’une partie importante, un quart de la
population, ne put pas revenir par manque d’argent. Il y eut des
donateurs qui aidèrent pour des projets de reconstruction « Make
it right et
Teach for America » et plein de jeunes
du pays qui vinrent aider et pour certains s’y installer. Cela aida
pour l’espoir dans la durée.
La
musique traverse à nouveau les murs des bars, parade dans les rues
et les sourires reviennent sur les visages. Mais personne n’oublie
les nombreuses victimes, personne n’a été épargné par la
catastrophe et tous avouent que leur façon de voir la vie a changé
à partir du moment où on se rend compte qu’en un instant on peut
tout perdre et que l’argent n’a plus la même valeur, le matériel
non plus. Il reste les peines indélébiles, mais qui dans cette
ville, se transforment toujours en fêtes.
Ce
sont les îles des Caraïbes qui se sont déportées vers le
continent, un peu d’Afrique, une ambiance hispanique et le jazz, le
blues, le rock, les fanfares, la danse, les odeurs des mets parfumés,
les sourires, les big hug, la chaleur…
Katrina
a englouti New-Orléans, mais cette ville a une âme trop forte, une
énergie chaleureuse qu’on ne trouve nulle part ailleurs et qui
fait qu’elle ne mourra pas.
Quand
je vois des photos de la Nouvelle-Orléans aujourd’hui, je
reconnais des lieux encore debout, mais je vois aussi les stigmates
de la destruction. Quand je vois des reportages sur la ville dix ans
après la catastrophe, je reconnais et je sens bien que cette ville a
su garder son âme et qu’elle sera éternelle… et toujours très,
très particulière !
Les
deux années passées là-bas ont transformé ma vie, ont enrichi ma
façon de voir les choses et j’y ai toujours encore une attache
particulière et des émotions très fortes quand je me remémore
tous ces moments de joies, ces rencontres merveilleuses et une
qualité humaine de vie exceptionnelle.
En ce temps de MARDI GRAS, les souvenirs remontent... Quand
je vois les USA aujourd’hui avec ce président dont je ne trouve
même pas les mots justes pour le caractériser et aussi l’état
politique de la France (où nous sommes finalement revenus), je ne
peux que constater l’accélération du temps et tout ce qu’on a
perdu en humanité, en tolérance, en libertés. Et pour me consoler
parfois, je remets des vieux disques vinyles sur ma platine : « My
darling New-Orléans …. »
de Little Queenie … par
exemple !
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