mardi 2 juillet 2019

VIVRE ET TRAVAILLER AU PAYS

Et oui, cela fait  très « ancien combattant » que de remettre ce slogan en tête de gondole ! Et pourtant, il est si riche de symboles, de souvenirs et aussi très actuel dans le contexte d’aujourd’hui.
Le mouvement intense des Gilets Jaunes en France a mis au grand jour le ras-le-bol général d’une grande partie de la population contre une politique mortifère aussi bien en terme de vie-lien social que de survie de l’espèce et de la planète : « fin du mois, fin du monde ». Pour nous autres, les « ancien-ne-s », on a vécu ce long et machiavélique cheminement du passage en force d’un scénario thatchérien-reaganien auquel adhéreront tous les pays occidentaux pour ainsi dire et aujourd’hui quasi toute la planète : une politique du profit, un marché productiviste, dérégulé et mondialisé, une oligarchie qui capte les richesses naturelles transformées en dollars dans les paradis fiscaux.



Au sortir de la deuxième guerre mondiale, la mise en œuvre du Programme du Conseil National de la Résistance (nationalisations, services publics, …) a engendré une période de paix, de mieux-vivre, les « Trente glorieuses », ...mais aussi avec ses effets collatéraux très rapidement visibles par ici : la pollution du Rhin par l’industrie chimique et la monoculture agricole, les intrants de nitrate dans le vignoble…On arrivait vers les années 70 et les projets nucléaires et industriels foisonnaient : des centrales nucléaires partout, un canal à grand gabarit pour relier Rotterdam et Marseille, …et pour accompagner tout cela la propagande au travers du monopole des organes d’information (TV-Radios). Après le 68 libertaire contre la chape morale, le conformisme pesant, la libération des mœurs engendra des prises de conscience sur le mode de vie, la notion de pays dans lequel on vit ( du monde ...occidental et ses relations aux autres, ces continents qu’on découvrait en voyageant en « stop », en bus, en camping-car vw ! ). La jeunesse qui aspirait à la liberté totale, une paix durable et de réaliser ses propres projets loin des schémas imposés fut le moteur de ces transformations alternatives entre vie communautaire, prise de conscience écologique et opposition au conformisme  d’une vie toute tracée : enfants, cuisine, église, travail salarié (à vie), ...Si l’histoire était commune (les guerres, l’occupation, la colonisation, …), les diversités régionales redonnaient une identité forte commune porté par le mouvement folk en Occitanie, Bretagne, Alsace,… Certain-e-s s’installaient de préférence dans les campagnes afin de reprendre le contact avec la terre nourricière et construire leur vie là où ils avaient décidé de vivre, hors des circuits de consommation de masse.
Cela entendait aussi comme conséquence de s’opposer pour un certain nombre de décisions et projets à un gouvernement ultra-centralisé et composé de technocrates formatés sortis des « grandes écoles » qui traçaient des schémas d’une France coupée de ses territoires, de ses savoirs-faire, de ses aspirations à une vie meilleure forte de valeurs humaines de partage et de « fais-le toi-même ».




Pour nous, jeunes alsacien-ne-s d’alors, dans une région géographiquement marquée par les Vosges d’un côté, la Forêt-Noire de l’autre et le Rhin-frontière au milieu,  les premières mobilisations citoyennes (qui devinrent intergénérationnelles et ... transfrontalières) tournaient autour de l’environnement. Elles étaient dirigées contre l’implantation d’usines chimiques, d’une multitude de centrales nucléaires des deux côtés du Rhin, parce que les élus en place suivaient le schéma des technocrates qui voulaient faire de la plaine du Rhin une vaste zone industrielle à l’image de la vallée du Rhône d’aujourd’hui …
Quand on revient à ces années 70, on mesure combien les combats politiques, citoyens,  d’aujourd’hui sont presque « gentils » face à l’engagement radical des militant-e-s du passé (avec des actions illégales, mais toujours non-violentes). Occupations de terrains, mobilisations monstres, information libérée par la radio pirate clandestine Radio Verte Fessenheim qui diffusait les luttes, les combats et donnait la parole aux acteurs-actrices du changement. Parmi les « figures emblématiques » de cette époque, citons-en quelques-un-e-s : l’incontournable, infatiguable Solange Fernex « l’insoumise », Jean-Jacques et Inge Rettig, Serge Bischoff, Elisabeth Schulthess, Roger Siffer et François Brumbt, Raymond Schirmer, ...Et du côté allemand et suisse, il y en eu tout autant.

Mais c’était avant tout, la mobilisation de tous ces jeunes, gauchistes, hippies, écolos qui fit masse, très vite suivi par les villageois-e-s qui voulaient protéger leur cadre de vie (et préserver leur avenir et celui de leurs enfants et petits-enfants).
Il y eut des jêunes, des occupations non-violentes (des ZAD, quoi!) et quelques combats gagnés : le projet d’usine chimique de Marckolsheim fut abandonné, le creusement du canal à grand gabarit Rhin-Rhône aussi, seules deux unités de centrales nucléaires furent construites à Fessenheim, quant à Radio Verte Fessenheim, elle émettait sur presque toute l’Alsace (Pays de Bade et Bâle) pendant quelques années, grâce à des petites équipes de « pirates » et de multiples émetteurs...** 


 
Quand on se remémore ces années militantes de transformation/émancipation et qu’on porte un regard sur la France et l’Alsace de 2019, on peut mesurer combien le passage des années 90 à nos jours a réduit la mobilisation citoyenne. Individualisme, consommation accrue, recherche du confort et de la richesse rapide, … ont façonné les individus et le périmètre de leurs visions : tant que c’est pas chez moi ….et que je peux en tirer le maximum !!!
Les mobilisations non-violentes (et légales) n’ont pas réussi à empêcher la bétonisation des terres agricoles fertiles du Kochersberg pour y construire une autoroute à péage. Les déchets ultimes hautement toxiques stockés provisoirement dans les anciennes mines de potasse près de Mulhouse y resteront quitte à créer une pollution gigantesque à venir de la plus importante nappe phréatique d’Europe. La plaine d’Alsace est devenue un maïsland : finis la diversité des cultures maraîchères et l’élevage. Le mouvement massif pourtant des Gilets Jaunes n’a pas réussi à impulser une nouvelle démocratie, un partage des richesses, une relocalisation de l’activité industrielle, ... Les « marches pour le climat » n’ont pas engendré une autre politique environnementale, elle continue  à être productiviste et mondialisée.

Quelles enseignements à tirer ? Quelles perspectives ?
Les militant-e-s des années 70-80 ne cherchaient pas à se structurer dans des partis politiques qui étaient « l’ancien monde », même si certains syndicats et partis étaient solidaires des luttes et combats en cours. C’est autour des associations citoyennes que tournaient les mobilisations : CSFR, AFRPN, Ecologie et Survie, MRJC, RVF, Front libertaire,… L’institutionnalisation par la constitution de partis d’écologie politique eut pour conséquence une perte de mobilisation due aussi à l’époque (années de l’individualisme). C’est dans les groupes informels, associatifs, que se trouve la force d’action. Mais pour cela, il faut flirter avec la désobéissance civile et l’illégalité (qui peut être souvent considérée comme légitime comme ce fut le cas tout au long de cette décennie 70-80).
Et que dire de « l’identité régionale » quand celle-ci est ramenée aujourd’hui à se soumettre à une administration encore plus éloignée d’un territoire et occultant tout un passé faite d’Histoire et de désirs communs ? L’Alsace n’est pas la Corse, la Bretagne, le Pays Basque, la Catalogne, ... Notre parler local commun au bassin rhénan est nié, dévalorisé et qui le parle, le comprend encore ? Le défend encore comme une valeur humaine de paix et d’échanges ?
Vivre et travailler au pays, c’est à dire là où tu vis, où tu as décidé de vivre, est-ce un slogan passéiste du siècle dernier ou celui d’un désir profond de se réapproprier du pouvoir sur sa vie, la réhabilitation d’une démocratie participative citoyenne, l’appel à un retour à des valeurs humaines ?

« Quand tu ne sais plus où tu vas, fais un effort pour te souvenir d’où tu viens. »

L’avenir n’est pas écrit…





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** Lire
l’excellente synthèse très documentée de Jocelyn Peret 
« l’épopée alsacienne du Dreyeckland – 1970-1981 : une décennie de luttes écologistes, citoyennes et transfrontalières »
(Jérôme Bo Bentzinger Editeur – 2017)

et pour tester votre proximité encore avec le parler local (ou le découvrir), une BD :

« Krambol in Schnackedorf » de Marc Sinniger
(Edition Nord Alsace -Haguenau 2003)
reédité à l’initiative de Thierry  Hans   www.hebdi.com